Analyses (Amoureuses) d’oeuvres québécoises

Analyses (Amoureuses) d’œuvres québécoises-6 Marie-France Bazzo : éclairer le monde

Par anthropologue en liberté

En réfléchissant aux sujets sur lesquels écrire ces textes et à tout ce que la culture québécoise peut ouvrir comme milliers de possibilités, j’essaie de cibler, parmi les gens dont j’aime les œuvres, ceux qui laissent des traces dans ma vie. Ceux qui me transforment et me rendent meilleure. Marie-France Bazzo est de ceux-là.

Comme ces textes ne sont pas des bilans de carrière mais plutôt des tentatives de cerner ce qui s’en dégage, je ne vais pas étaler ici tout ce que j’ai appris en lisant sur ses réalisations. Seulement vous dire qu’elles sont nombreuses et impressionnantes. Son travail d’animatrice et de productrice constituent une démarche forte et marquante dans la société québécoise.

Marie-France Bazzo est entrée dans ma vie au cours de l’année 2000, avec son émission-phare Indicatif présent. J’étais quelques années en retard car cette émission d’avant-midi de la radio de Radio-Canada existait depuis déjà 5 ans lorsque je suis enfin embarquée dans le train. Un train qui allait me faire voyager peut-être plus que n’importe quels périples réalisés jusqu’alors.

Je revenais à cette époque d’une année en France où j’avais suivi mon chum qui avait des problèmes avec l’immigration canadienne. Mon terrain de recherche étant terminé ici, j’avais pu y rédiger mon mémoire de maîtrise sur la scène hardcore au Québec. Le retour à Montréal avait constitué une période d’ajustement à différents égards et je me demandais ce que j’allais faire au plan professionnel. Mes études en anthropologie ouvraient différentes possibilités. Bernard Arcand, mon directeur de maîtrise, avait mentionné la possibilité de faire un doctorat mais à ce moment-là, ce n’était pas dans mes plans. C’est à ce carrefour de ma vie qu’Indicatif présent a commencé à m’accompagner. Moi qui n’avais jamais vraiment écouté la radio, je devins complètement accro à cette émission. En fait, plus les mois et les années avançaient, plus j’avais l’impression qu’avant Bazzo, je ne savais rien! J’étais pourtant très scolarisée, j’avais voyagé et effectué plusieurs séjours prolongés en Europe, en plus de posséder une bonne culture générale grâce à mon milieu familiale. Mais Indicatif présent consistait à un cours accéléré et quotidien pour faire grandir cette culture : mon savoir global sur à peu près tous les sujets a explosé grâce à cette émission. Animatrice hors catégorie ayant une concentration exceptionnelle et un excellent doigté afin d’extraire et communiquer l’information de ses invités, je peux avancer sans hésitation que Marie-France Bazzo m’a, à mille égards, parfaitement déniaisée. Plus les mois et les années ont avancés, accumulant toutes ces heures de radio, plus je faisais de liens avec ce que j’avais appris en anthropologie, le savoir plus théorique de mes auteurs privilégiés et mes lectures disparates. Voilà que le savoir prenait vie et que, comme une fleur qui se déploie en accélérée, le germe un peu rigide de l’académisme devenait palpable. Vivant. Parlable.

Formée non seulement en communication mais aussi en sociologie, Bazzo, avec son intelligence polymorphe, a donnée à cette émission une densité qui restait toujours goûteuse et parfaitement digestible. Elle a été la première à donner une tribune à Mathieu Bock-Côté à une époque où il était seul à dire ce que plusieurs répètent maintenant de façon redondante; la dernière à diffuser, dans des conversations mémorables, la voix de Pierre Bourgault; celle avec qui j’ai vécu le choc des attentats du 11 septembre 2001. Pendant une douzaine d’années, Marie-France Bazzo a été à la barre de cette émission qui a fait école et qui, de mon point de vu, n’a pas été remplacée.

Heureusement, cette approche a été perpétuée dans des émissions de télé avec Bazzo.TV et Y va y’avoir du sport à Télé-Québec. Devenue productrice, plusieurs documentaires, capsules et séries ont vu le jour sous la houlette de BazzoBazzo. Un de ses coup de maître des dernières années est l’émission Y’a du monde à Messe, animée par Christian Bégin, dont le concept unique fait souffler un vent de renouveau et d’humanisme dans un univers télévisuelle peu renouvelé. D’abord le décorum. Avec une choral gospel constituée de musiciens de grand talent ainsi que de magnifiques décors à l’intérieur d’une église désaffectée, l’aspect religieux, comme l’indique le nom de l’émission, enrobe malicieusement le concept : des invités autours d’une table, tour à tour interviewés sur divers aspects de leur vie, partagent un élément, une thématique cachée que doit deviner un public attentif. Ce côté unificateur a le chic de rassembler des gens d’univers hétéroclites, comme pour présenter ce qui uni plutôt que ce qui divise. Immense succès populaire, Y’a du monde à messe perpétue cette tradition d’émissions dont la teneur divertissante ne cède en rien sur la profondeur. Du pur Bazzo, qui a développé avec les années cet art de bien s’entourer.

Le Québec existerait quand même sans Marie-France Bazzo. Mais il serait moins lumineux. Et moi, moins allumée.

 

Analyses (Amoureuses) d’œuvres québécoises- 5 Jean Leloup, le marginal populaire

Par anthropologue en liberté

Depuis un mois que je prends plaisir à écrire ces textes d’analyse amoureuse d’œuvres québécoises que je repousse le moment où je présenterai un artiste musical. Pourquoi? Parce qu’il y a trop! Trop que j’aime, trop d’incontournables, trop qui accompagnent ma vie depuis toujours. La musique est tellement un art qui se colle à notre histoire et à notre intimité… Comment choisir alors? Peut-être justement avec ce dernier critère : Jean Leloup est celui dont la musique inscrit sa trame de façon significative depuis très longtemps dans ma vie, comme dans celles de beaucoup d’autres.

Gagnant à Granby en 1983, Jean Leloup personnifie Ziggy dans la version de Starmania de 1986 que nous sommes allés voir en famille au Grand Théâtre de Québec. Mon frère Jean-Philippe, 9 ans, était probablement le plus jeune spectateur dans la salle. Mais c’est avec l’album « Menteur » qu’on a entendu pour la première fois, en 1989, ses propres compositions. J’ai immédiatement adoré « Alger », avec ses rythmes arabisant totalement exotiques pour l’époque, et je trippais aussi sur le clip « Printemps-Été », qui évoquait un lendemain de party de vingtenaires sur le Plateau Mont-Royal à l’époque où le quartier n’était pas encore in. À part ces deux pièces, Leloup a renié cet album, qu’il a appelé Menteur parce qu’il considérait que la production et les arrangements ne lui ressemblaient pas. À l’époque, les compagnies de disques avaient le gros bout du bâton. Jamais depuis il ne s’est compromis avec des productions qui n’était pas vraiment à son goût.

Le succès phénoménal de son deuxième disque « L’amour est sans pitié » a prit le Québec d’assaut : Cookie, Isabelle, Barcelone, à peu près toutes les pièces sont devenues des hits. On parle ici de tounes qui offrent à l’époque une sonorité nouvelle entre l pop, le rock et la chanson française/ québécoise, et surtout une façon d’exprimer les choses totalement originale, un peu comme si l’auteur-compositeur-interprète venait d’une autre planète.

En fait oui, Jean Leloup vient effectivement d’une autre planète : l’Afrique. Quand on a été élevé comme lui au Togo et en Algérie (ses parents y ont travaillé longtemps), on ne peut qu’avoir du mal à s’adapter après à la vie nord-américaine aseptisée. La personnalité de Leloup, trop décalée pour faire semblant, a toujours été plus ou moins comprise. Mais avec un tel talent, cela reste un détail.

Depuis le méga-succès 1990 sorti juste après « L’amour est sans pitié » et intégré au second pressage du disque, une dizaine d’albums de Jean Leloup ont parsemé la route de la génération X québécoise, qui lui est restée fidèle depuis 30 ans. Le chanteur réapparait toujours un moment donné et le plaisir de découvrir ses nouvelles pièces reste inégalé. Pour ma part, c’est de cette façon que je mesure la véritable qualité d’un artiste : continuer à produire, oui, mais continuer d’étonner aussi. Pour moi le meilleur album de Leonard Cohen ou de Bob Dylan est toujours le dernier. C’est la même chose avec Leloup. Vieillir ne veut pas dire vieillir, et ses dernières tounes sont toujours meilleures que les précédentes. Pas au sens qualitatif, mais comme une donnée naturelle. Comme si le temps se conjuguait toujours au présent avec lui. Car c’est un nomade dans l’âme, et les nomades ont ce sens de l’ici-maintenant bien ancré. Leur expérience est celle d’une vie qui se déroule aujourd’hui. Leloup voyage autant qu’il peut depuis toujours. Ses revenus, assez faibles pour un artiste aussi populaire avec son talent  (on est au Québec après tout), ont servi à financer de longues expéditions à travers la planète, ainsi que plusieurs projets de courts-métrages, un médium qu’il explore aussi depuis longtemps avec toute la liberté qu’on lui connaît, ce qui veut dire des projets tous plus flyés les uns que les autres, qu’on a peu vu sur nos écrans.

Jean Leloup a deux talents remarquables : il « joue de la guitâââre », très, très bien, ceux qui l’ont vu en spectacle peuvent témoigner de moments de grâce lors de certains solos, et il écrit des textes de chansons incroyables, des textes-fleuves que peu de musiciens peuvent performer car il faut une mémoire d’éléphant pour en chanter une. Imaginez un show complet.

Se promenant et flairant la beauté là où elle apparaît, Jean Leloup tente de nous partager cette beauté avant qu’elle ne disparaisse derrière la niaiserie humaine et ses dérisoires tentatives de grandeur et d’éternité. Aucune complaisance n’effleure jamais une chanson de Jean Leloup. Seule la lucidité éclaire sa vision de la vie. Et une solide fantaisie pour la supporter. Pas de choker pas de collier, comme a dit de lui Louise Forestier.

Oui, tout le monde est unique. Mais y’en a qui sont plus unique que d’autres.

Analyses (Amoureuses) d’œuvres québécoises-4 : Fabien Cloutier, traducteur des régions

Par anthropologue en liberté

La montée en force de la popularité de Fabien Cloutier est pour moi l’une des meilleures nouvelles culturelle des dernières années. Bon, je suis Beauceronne comme lui, et un brin de chauvinisme n’a jamais tué personne. Mais Cloutier pourrait être Saguenéen ou Abitibien, je l’aimerais tout autant. Car c’est son point de vue qui me réjouit. Si j’ai donné ce sous-titre de « traducteur des régions » à ma quatrième analyse (amoureuse) d’une œuvre québécoise, c’est que je vois sa démarche comme celle d’un gars qui a le souci de projeter au-devant de la scène un univers dont on avait peu parlé dans les productions québécoises. Des voix qu’on ne veut pas trop entendre car elles ne correspondent pas à l’idée que nous aimons nous faire de nous-mêmes. Et pourtant, en approfondissant par l’écriture dramatique des personnages troublés et troublants dont nous avons tous un exemple en tête, l’auteur et acteur nous jette en pleine face la nature humaine version beauceronne trash. Cloutier est en quelque sorte un Fred Pellerin version trash : la traduction qu’il fait de son coin de pays provient d’êtres souvent désabusés. Des oubliés du système, disons.

J’ai vu pour ma part, le 19 juin 2015, la dernière représentation sur scène du diptyque Scotstown et Cranbourne au Théâtre Outremont. Deux pièces pour le prix d’une, en compagnie de mon amie Evelyne, autre femme « de région » comme moi, dans un haut lieu de la grande culture québécoise. Quel clash d’entendre ce langage et les manières de son personnage, « un homme rural en manque d’amour », comme le décrit lui-même Cloutier. Cet homme, qui n’a pas de nom, livre un long monologue hallucinant sur sa vie de petite misère et celle de son chum Chabot, une vie scandée par des brosses de fou, de la dope pas toujours verte, et l’ennui mortel qui existe entre chacun de ces voyages. Drôle, poignant et parfois proche du délire, le personnage créé et interprété par Cloutier est l’icône d’une certaine culture régionale québécoise, je dis bien une certaine culture, car les « régions » ne sont pas peuplées que de Chabot et compagnie, mais ces gars-là existent, et la jouissance pour moi de les avoir entendus non pas à Terrebonne ou à Amqui, mais à OUTREMONT, reste une expérience personnelle et théâtrale inégalée.

Qualifier le théâtre de Fabien Cloutier de White trash pourrait s’avérer intéressant, à condition de bien comprendre les distinctions fondamentales qui séparent cette culture régionale au Québec de celle répandue dans la société américaine, de laquelle cette appellation est issue. Vrai qu’une aliénation commune à la société globale de la classe moyenne, celle qui peut se permettre la dose de consommation considérée comme la norme (maison, voiture(s), semaine dans le sud, appareils électroniques récents, ameublements et décorations, loisirs divers, etc) rassemble cette culture des deux côtés de la frontière. Vrai aussi que les relient une pauvreté bien au-delà de l’aspect financier, qui s’enracine souvent dans une misère affective et presque toujours dans un manque de moyens intellectuels. Attention : pas nécessairement un manque d’intelligence, mais la stagnation des possibilités de développement du potentiel de chacun, souvent sur plusieurs générations. La possibilité de sortir de cette misère est tout de même plus présente ici grâce à un système de tradition social-démocrate (quasi gratuité en santé et en éducation). Mais la véritable distinction entre les White trash étatsuniens et québécois, c’est ce rapport à l’idée de « blancheur », d’où le problème à utiliser cette appellation ici : la société américaine s’est bâtie sur la distinction raciale, que les États-Unis ont érigé en système. Les traces profondes laissées par ce système dans l’imaginaire des habitants de ce pays n’ont rien en commun avec l’expérience canadienne, et encore moins avec l’expérience québécoise. Je ne m’étalerai pas trop longtemps sur ce sujet complexe mais j’ajoute, pour le clore, qu’en ignorant les distinctions de ces aspects socio-historiques, les amalgames peuvent s’avérer erratiques entre la culture white trash américaine et celle que s’efforce de traduire Fabien Cloutier, un univers qui ne se perçoit ni ne se conçoit fondamentalement en termes de couleur et de race comme aux États-Unis.

Car ces personnages de ruraux en perditions ont bien des défauts, mais ils présentent le plus souvent une ouverture maladroite mais non moins sincère aux gens différents. Et c’est donc une porte que l’auteur ouvre sur l’immigration en région qui s’avère des plus intéressantes. La fin de la pièce Scotstown révèle cette possible proximité lorsque le personnage du grand-père russe qui vient de se battre avec le personnage de Cloutier confesse qu’il ne s’est jamais senti aussi proche de sa Russie natale qu’à l’après-festival local de Scotstown.

La persévérance de Cloutier a porté ses fruits : si ces personnages presque surréalistes ont pu trouver leur place sur des scènes de théâtres, pourquoi n’en auraient-ils pas à l’écran? La télésérie Léo, présentée d’abord sur Illico mais maintenant diffusée à TVA, reprend les personnages des pièces dont on vient de parler, mais les civilisent un peu. En effet, Chabot s’étant fait une blonde qui a des enfants, ses choix de vie le transforme pour le mieux. Et on suivra Léo, le personnage principale mais sans nom de Scotstown et Cranbourne, qui se fera un chemin à travers de nouvelles aventures, incluant pour lui aussi une blonde, et une job. Jamais caricaturale mais proposant plutôt une sorte de réalité augmentée de cette vie rurale, Léo est un pur bonheur, en plus de nous jeter à la face des expressions et des manières de s’exprimer uniques que seuls les gens des régions ont déjà entendu prononcer pour vrai. Un de mes moments forts pour moi à date a été d’entendre le nom « Pouldjot » (pour Pouliot, un chum peu recommandable) à répétition, à la télé, à heure de grande écoute. Chacun ses plaisirs.

Fait assez rare, Cloutier est aimé tant de la critique que du grand public. Humoriste à ses heures, il a aussi été lauréat du prix du gouverneur général en 2015 pour son texte de théâtre Pour réussir un poulet, une autre pièce qui plonge dans la petite misère de personnages mal amanchés.

Je l’aime pour mille autres raisons, mais je m’en tiens aujourd’hui à ce petit texte. Fabien Cloutier a su combiner les projets en restant totalement lui-même : un type de la classe ouvrière qui est devenu artiste en gardant les pieds sur terre et en nous présentant le monde d’où il vient. Et celui où il veut aller.

Analyses (Amoureuses) d’œuvres québécoises-3 Céramiques ERS

Par anthropologue en liberté

J’ai hésité avant de choisir l’appellation, car en fait il y a, derrière ce nom de compagnie, une seule et grande artiste : Évelyne Rivest-Savignac, d’où le ERS. Et la céramique, c’est évidemment son médium privilégié.

Cette nouvelle chronique hebdomadaire en ligne, je la fait depuis trois semaines pour le plaisir de partager des œuvres québécoises coup de cœur parmi le spectre quasi infini des créateurs/créatrices et productions culturelles d’ici dans tous les domaines. Dans le monde des arts visuels, quelques noms se démarquent et, même si le grand public connaît peu cet univers, la plupart des gens sont capables de nommer certains peintres ou sculpteurs québécois. Mais lorsqu’on verse dans le milieu des artisans et des métiers d’arts, la méconnaissance est flagrante, et je m’inclus dans cette ignorance. C’est un peu dommage car les artisans sont porteurs d’un savoir-faire ancien, voire séculaire, qui a contribué à sortir nos lointains ancêtres de la noirceur. La céramique est, de ces savoirs traditionnels immémoriaux, celui qui a permis à l’humanité de transporter et de servir eau, huile et nourritures diverses. De contenir les cendres de ses morts aussi. Et bien d’autres choses. L’art de transformer la terre en objets par le feu est lié de près à l’évolution des civilisations. Après tout, c’est souvent avec des petits bouts de poterie que l’archéologie reconstitue clans, villes et villages.

J’ai croisé le chemin d’Évelyne il y a plus de trente ans, dans un mariage à La Minerve, près de Mont-Tremblant, chez les Séguin, des amis commun. Notre amitié n’a fait que grandir depuis. Quelques années plus tard, celle qui s’avérait déjà une artiste de talent dans plusieurs domaines (danse, écriture, dessin, chant, pâtisserie, etc.) a choisi la céramique, et s’y est tenu depuis.

L’œuvre d’Évelyne se démarque nettement de celles des autres céramistes dont j’ai eu la chance de fréquenter les productions dans les salons et expositions où j’ai parfois accompagné mon amie. Comment? Ses décors! Chacune de ses pièces est une œuvre d’art! Chacune est investie d’un long et patient travail combinant gravure, dessins, peinture, alliant aussi précision et clairvoyance de ce dont le four accouchera. Car les agencements de couleurs, une des richesses du travail d’Évelyne, sont à projeter, à imaginer, puisque les glaçures, teintures et émaux se transforment complètement lors de la cuisson. Voilà entre autre pourquoi ce « métier d’art » est tellement complexe et complet : la pièce que l’on travaille sur plusieurs étapes n’a rien à voir avec la pièce qui sortira du four.

 

J’aimerais parler plus longtemps des nombreuses techniques que l’on se doit de maîtriser lorsqu’on exerce ce métier qui est extraordinairement riche et compliqué. Une fois maîtrisé l’art de tournage, celui de la chimie des éléments pour trouver les recettes qui rendront uniques les teintes de l’artiste, et la maîtrise du feu par les diverses techniques de cuisson au gaz, au bois ou raku (méthode japonaise ancestrale), le tableau est généralement complet. Et c’est déjà énorme.

Mais dans le cas de Céramiques ERS, le plaisir ne fait que commencer car, je l’ai déjà mentionné, Évelyne est d’abord une artiste qui choisit de s’exprimer à travers des pièces, utilitaires ou décoratives, exprimant un univers foisonnant, onirique, somptueux : le sien propre. Et cet univers est absolument unique dans le monde de la céramique. Il suffit de voir les yeux émerveillés des gens qui, au détour d’une allée au Salon des métiers d’art de Montréal ou au One of a Kind show de Toronto, tombent sur le kiosque de Céramique ERS et s’y attardent comme des enfants dans un magasin de bonbon. Et il y a de cela dans l’art visuel d’Évelyne : ses pièces sont comme friandises pour l’œil et le cœur. Il n’y a qu’à regarder les quelques photos ici pour s’en convaincre. Ou mieux, admirer de visu ses tasses, assiettes, urnes, etc. : un monde de merveilles animales et végétales inspiré par la nature qui environne l’atelier de l’artiste, une frénésie de couleurs qui, toujours, s’harmonisent de façon surprenante dans des compositions harmonieuses. Car là est une chose de cette œuvre pleine d’audace : la vivacité et le foisonnement des décors sur chacune des pièces ne trahissent en rien un manque de profondeur. Ils redonnent plutôt la vie aux éléments terre et feu, et tracent le chemin d’un monde que l’on veut pénétrer toujours plus.

La créativité d’Évelyne Rivest-Savignac est sans borne. Reste maintenant aux amoureux d’art de voir son travail, car le mariage de son savoir-faire traditionnel et de son imaginaire ancré dans le territoire donne une œuvre contemporaine digne des plus grandes galeries.

Analyses (Amoureuses) d’œuvres québécoise-2 : Les films d’André Forcier

Par anthropologue en liberté

UNE ŒUVRE VRAIMENT UNIQUE

Impossible de ne choisir qu’un seul des films de Forcier : l’œuvre de ce créateur hors norme foisonne de bijoux exotiques qui brillent comme autant d’étoiles dans le ciel souvent gris du cinéma d’auteur au Québec.

C’est mon cinéaste préféré. J’allais dire mon cinéaste québécois préféré, mais non, c’est mon meilleur au monde! André Forcier, qui écrit tous ses scénarios, a 72 ans, et fait des films depuis que je suis née, soit presque 50 ans. Son œuvre occupe une place unique, à part, dans le paysage cinématographique québécois. Il faut dire que lui aussi reste un peu marginal. Avec son air bourru, plus d’un journaliste culturel l’a trouvé difficile d’approche. J’ai eu la chance de mon côté d’avoir avec lui une longue conversation téléphonique il y a quelques années. Il avait été d’une grande gentillesse et s’était montré très disponible. J’écrivais alors un texte au sujet de son film Je me souviens pour un collectif sur le Québec et l’Irlande que je dirigeais avec mes collègues Simon Jolivet et Linda Cardinal. Le personnage central du film, un Irlandais exilé en Abitibi à cause de la partition de l’île et joué par Roy Dupuis, parle irlandais, et va l’apprendre à une petite fille jusque-là muette. J’avais trouvé la métaphore merveilleuse.

C’est dans les années 90 que j’ai découvert son cinéma, avec ses films sortis pendant cette décennie : Une histoire inventée (1990), dans lequel Jean Lapointe joue un trompettiste amoureux de la fille (Charlotte Laurier) d’une ancienne flamme (Louise Marleau) qui elle, est constamment suivie par une cohorte d’admirateurs confondus d’amour. Vient ensuite Le vent du Wyoming (1994), une autre histoire déjantée misant également sur une étrange relation mère-fille, jouée par la fille de Louise Marleau, Sara-Jeanne Salvy (depuis devenue docteure en psychologie!) et France Castel. Puis La comtesse de Bâton Rouge (1998), où se déroule deux histoires d’amour parallèles jouées par deux couples d’acteurs mais représentant au final une seule histoire, se tramant dans un cirque ambulant en Louisiane. Robin Aubert, dans un de ses premiers rôles, y joue l’alter-ego de Forcier.

 

LES FLEURS OUBLIÉES

Plusieurs films ont suivi depuis. Le dernier en date, Les fleurs oubliées, fait se croiser une romance qu’aurait eue le frère Marie-Victorin (romance qui s’avère en partie fondée, bien que non consommée, comme le montre la publication récente d’un important échange épistolaire du fondateur du Jardin Botanique avec Marcelle Gauvreau, son assistante) et les tribulations d’un séduisant vagabond autosuffisant, producteur d’un hydromel magique fabriqué avec des fleurs phosphorescentes, qu’il vend aux bourgeoises de la Rive-Sud. Bien calée dans mon fauteuil de cinéma, j’ai joué le jeu un moment et cru que le monde pouvait être semblable aux folles couleurs de vie concentrées proposées par le créateur, avec des méchants vendeurs de pesticides qui finissent par se faire descendre par des travailleurs mexicains, des punks cultivant sur des toitures en ville, et d’immenses rochers de la Côte-Nord d’où coule le meilleur hydromel au monde.

UN PUR RAVISSEMENT

Car les histoires d’André Forcier ont beau être complètement déjantées, elles n’en sont pas moins ancrées dans une réalité toute québécoise et parfois dans une actualité mondiale inquiétante. Mais les scènes uniques et « flyées », que l’on dit inspirées du réalisme magique, rendent étrangement les réalités du monde plus vraies que vraie…

Fidel à ses acteurs, ceux-ci le lui rendent bien : comment ne pas vouloir jouer ce jeu de pur ravissement et de création totalement libre! Voir un film de Forcier, c’est comme de participer à une fête improbable dans laquelle les personnages imaginés par l’auteur nous offrent un verre décoré d’un petit parapluie rose et vert, et découvrir que le breuvage en question s’avère beaucoup plus qu’un autre drink sucré : il s’agit d’un élixir de réjouissance.

Analyse (Amoureuse) d’œuvres québécoises- 1 : En direct de l’Univers

Par anthropologue en liberté

Ceux qui me connaissent savent qu’une des choses que je préfère dans la vie est de parler de culture. Pas de façon abstraite, mais très concrètement, en plongeant au cœur d’œuvres qui me font vibrer. Vaste sujet car, comme je ne suis pas une snob de la culture et que je consomme pratiquement de tout, des productions télévisuelles grand public aux classiques de la littérature, en passant par la chanson pop, les films d’auteurs et l’art contemporain, le bassin de mon enthousiasme est sans fond.

Voilà pourquoi j’ai décidé de m’amuser un peu avec cette inclination : au lieu d’embêter chum, amies et famille avec mes intarissables tirades amoureuses sur tel auteur ou tel film, je VOUS propose de petits textes traitant de coups de cœur pour des œuvres de tout acabit. Oui, que des artistes que j’aime. La vie est trop courte pour parler des autres. Aussi, le Québec étant un terrain de jeu unique en termes de productions culturelles, les œuvres québécoises me permettront de combiner deux passions : la société québécoise et les œuvres de ses créateurs.

J’ai choisi pour cette première analyse (amoureuse) d’une oeuvre québécoise, ou A.(A.)O.Q, de parler de l’émission « En direct de l’Univers », qui rend bien compte d’un style de production télévisuelle typique d’ici : un travail d’équipe incroyable menant à des résultats surprenants avec des budgets minimes pour ce type d’émission. C’est l’épisode spécial du jour de l’an 2019, qui fut pour moi la meilleure émission de la soirée du 31 décembre, qui m’a inspiré ce choix, mais je ferai des retours sur d’autres épisodes, histoire de bien faire comprendre aux non-initiés l’unicité de cette proposition.

Le concept

L’émission a comme projet de présenter l’univers musical d’un invité, une personne connue du public pouvant provenir de différentes sphères : showbiz, journalisme, sport, etc. Il faut dire d’abord que l’émission n’est pas conçu pour les rabat-joies ou les cyniques : En direct de l’univers est un geyser d’amour et constitue une fontaine de joie qu’il faut prendre au premier degré. Cette joie est associée tant au plaisir de voir des gens surpris et touchés droit au cœur par des numéros uniques représentant leurs goûts et préférences, qu’à la qualité exceptionnelle du spectacle musical qui nous est offert. Des musiciens, des choristes et des danseurs au sommet de leur art offrent chaque semaine des performances inoubliables d’une grande qualité, soutenant les numéros montés spécialement pour l’invité(e). L’émotion est au rendez-vous à chaque tournant car plusieurs performances sont effectuées par des non-artistes, des gens proches de l’invité(e), parfois collègues, parfois amis, enfants, conjoint, frère, mère, etc. Ces numéros donnent lieu à des moments intenses où, toujours, la magie opère. La notion de surprise est centrale aussi pour le spectateur qui, mise à part la personne à qui on consacre cette soirée, ne sait rien de ce qui constituera l’émission quand il choisit de la regarder le samedi soir.

Un show vraiment unique  

La particularité de l’émission ne tient pas seulement à son contenu. En direct de l’univers est un « one shot deal », c’est-à-dire qu’elle est enregistrée et diffusée une seule fois, en direct le samedi soir à sept heure. En effet, à cause des multiples droits d’auteurs associés aux pièces musicales jouées en ondes qui proviennent de partout dans le monde et souvent d’artistes internationaux, une rediffusion, ou la possibilité de revoir l’émission sur internet, seraient beaucoup trop onéreux pour la production. Car le seul numéro d’ouverture amalgame parfois cinq ou six pièces musicales, en plus des sept ou huit autres numéros et des extraits de chansons joués en fin d’émission, lorsque tous ceux qui ont livré une performance dans l’heure précédente sont de retour sur scène avec l’animatrice et l’invitéE et font un dernier tour de piste dans cet esprit festif qui rappelle les plaisirs d’un rassemblement autour d’un feu de camp. C’est donc, fait rarissime, à un rendez-vous télévisuel « unique » auquel nous sommes conviés.

Spécial jour de l’an 2019

Les émissions spéciales comme celles du jour de l’an, et celles aussi consacrée à la rentrée d’automne, constitues des exceptions en ce qu’elles sont enregistrées d’avance. En effet, dans ces cas, il y a plusieurs invitéEs qui, ne sachant pas qu’ils feront partie de l’émission, sont « kidnappés » le matin de l’enregistrement avec la complicité de leur entourage. France Castel, Patrice Michaud, Maripier Morin, Jay Du Temple et Luc Dionne étaient les invités du spécial jour de l’an cette année, rejoint par trois autres plus tard dans l’émission car, dans un coup de théâtre inattendu, Rémi-Pierre Paquin, Magalie Lépine-Blondeau et Alex Perron ont aussi rejoint le plateau, encore étonnés d’être propulsés au cœur de l’événement. Pas moins de 46 autres invitéEs, eux tout à fait préparés et prêts à briller à l’exact moment venu, ont mis leur grain de sel, et parfois une partie de la salière, selon les cas, pour offrir le cadeau de leur présence et de leur talent aux invités, plus particulièrement à l’un ou l’une d’entre elle avec qui le lien est significatif. Parmi les remarquables numéros de cette soirée, celui des chanteurs Steph Carse et son Achy breaky dance datant de 25 ans et Claude Cobra avec le hit de 2019 Coton ouaté, fut mémorable, avec une mise en scène évoquant une bataille de tounes où la danse et l’humour était à l’honneur. Un autre numéro exceptionnel a été cet ensemble vocal composé de Gregory Charles et de sa fille, de Martin Deschamps et de la sienne aussi, de Guylaine Tanguay et sa mère, de Martin et Gabrielle Fontaine (la nouvelle Passe-Partout), de Mathieu Gratton et son fils autiste Benjamin, et plein d’autres, représentant à la fois le bonheur d’être ensemble et la possibilité d’intégrer les différences à l’écran, comme dans la vie. Personnellement, c’est la présence de Koriass rappant son 5 à 7, et celle de Michel Faubert chantant La jument de Michaud, une vielle ritournelle bretonne, qui m’a particulièrement ravie, mais l’enchantement ne cesse jamais d’arriver dans cette parade d’amour et de musique live où les ego des vedettes se mettent impérativement à off.

Moments marquants

Je pourrais encore écrire des pages sur cette émission, mais je m’en tiendrai à un dernier paragraphe. Après des années d’existence, il est impossible de résumer le plaisir que j’ai à regarder En direct de l’univers le samedi soir, comme une grande messe-surprise où tout est possible. Je retiens ici trois moments magiques : Say it ain’t so Joe, chanté par son auteur original Murray Head pour une Pascale Bussière ébahit car oui, il arrive régulièrement que la production fasse venir des vedettes internationales à l’émission; la fois où Wyclef Jean, ancien Fugees, a chanté et dansé avec Magalie Lépine-Blondeau et, plus récemment, la fois où les enfants de Sébastien Delorme se sont fait surprendre, tout comme leur père, suite à l’arrivée de Big flo et Oli sur la scène de l’émission alors que le garçon et la fille de notre Poupou national venaient de lui offrir une prestation où ils chantaient justement une pièce du duo français ultra populaire chez les ados. Constater leur vive émotion et leur plaisir a fait le nôtre. Ces moments n’ont pas de prix.

En fait, c’est le pouvoir rassembleur de la musique qui est à l’honneur dans cette production culturelle, cette œuvre télévisuelle qui ressemble au Québec que j’aime, et qui le rassemble aussi, sous la main de maître de France Beaudoin et son talent, son sang-froid, et sa concentration exceptionnelle, et d’une équipe de l’ombre qui réunit de toute évidence des gens ultra compétents et dédiés à la réussite de chacune des émissions, toutes des tours de force éphémères qui, fait rare, n’existent pas sur internet. Des petits bijoux de bonheur, des célébrations toujours inventives et renouvelées de la vie, et de l’ici, maintenant. Chapeau.