Être anthropologue : partie 2 (Le terrain ou apprendre par contraste)

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Pour débuter l’année 2018, je veux en quelques textes présenter un peu mieux en quoi consiste l’anthropologie, particulièrement celle que je pratique, l’anthropologie sociale et culturelle. Aujourd’hui : Comment fait l’anthropologue pour cerner les comportements si diversifiés adoptés par les différents groupes humains? Réponse rapide : par l’expérience développée sur le terrain. C’est-à-dire le fait de passer assez de temps à l’intérieur de ce groupe que nous tentons de mieux comprendre et de mieux définir, de vivre avec des gens à qui nous essayons de rendre justice en traduisant leur réalité avec nos mots et nos images.

Les instruments de mesures à grande échelle développés par la sociologie et les autres sciences sociales peuvent être intéressants pour les anthropologues (questionnaire, sondages, statistiques). Mais reste que la spécificité que nous avons développée est celle de côtoyer les gens qui font partie du groupe que nous tentons de cerner lors du fameux « terrain ». Le plus longtemps, le mieux, évidemment. Notre science est celle de l’observation et de l’écoute. Pas au sens psychologique : nous ne tentons pas de régler les problèmes de nos « informateurs » (nom que l’on donne aux gens avec qui l’anthropologue sur le terrain développe des liens privilégiés) mais bien de saisir ce qu’ils sont, comment ils pensent et comment ils s’inscrivent dans le groupe que nous étudions. Nous écoutons ce qu’ils disent mais observons aussi, dans la mesure du possible, ce qu’ils font.

Pourquoi parler de tout ça aujourd’hui? Parce que cette année, au retour de mes vacances des fêtes, j’ai ressentis une joie profonde à retrouver mon appartement. J’avais passé quatre semaines à l’extérieur de chez-moi et au retour, je me sentais si bien que ça m’a frappé : ce mois passé à l’extérieur de chez-moi m’a fait réaliser à quel point il est bon d’être chez-soi. Non pas que j’étais mal là où j’étais, au contraire. Mais retrouver tout à coup des habitudes et des manières profondément imprimées dans son être propre après une période d’éloignement nous fait réaliser un peu plus qui nous sommes. Quel rapport avec l’anthropologie? Le terrain anthropologique agit de la même manière : On délaisse temporairement des habitudes et des manières pour en adopter d’autres, plus ou moins différentes selon le contexte, mais différentes quand même. On adapte notre vie à celles d’autres humains de qui nous voulons apprendre. Autrement dit, on désapprend nos habitudes pour mieux en réapprendre d’autres. Ce processus est extrêmement enrichissant, mais par toujours simple et même difficile parfois. Cela demande un effort. Le retour chez-soi, dans sa propre culture, fait du bien. Même si on peut s’ennuyer des gens que l’on a connus ou de certaines choses que nous apprécions dans cet ailleurs que nous avons choisi de découvrir, le naturel retrouvé de notre quotidien apaise notre corps et notre esprit.

Autrement dit, c’est le contraste qui agit comme facteur principal d’apprentissage : une fois sur le terrain, nous « sortons de nous-mêmes » en quelque sorte. Il existe un état que l’on nomme « choc culturel » pour désigner le contraste entre ce que l’on connaît et un comportement qui nous est complètement étranger. Ce choc nous apprend généralement beaucoup sur l’Autre avec un grand A, avec sa fameuse altérité… On dit moins souvent par contre qu’il nous apprend aussi beaucoup sur nous-mêmes…

Cette période du terrain anthropologique laisse toujours des traces qui constituent aussi ce que nous devenons. Comme anthropologue, vivre avec d’autres humains dans d’autres contextes enrichit considérablement notre vie, et pas strictement sur le plan professionnel. Mais l’unicité de ce que nous sommes se retrouve souvent dans la manière dont on vit dans notre chez-soi, surtout lorsqu’on y habite depuis longtemps. Le délaisser pendant une longue période pour vivre autrement et avec d’autres personnes oblige à délaisser aussi cette chose précieuse qui est la nôtre seule : l’intimité.

Malgré qu’on choisisse parfois de la partager avec nos proches, l’intimité est cette « bulle », comme on dit souvent aujourd’hui, dans laquelle nous avons construit notre territoire intérieur. C’est la partie la plus délicate du travail anthropologique à mon avis : il faut à la fois laisser derrière soi beaucoup de notre intimité quand on fait du terrain anthropologique, mais il faut en même temps reconstruire temporairement une autre intimité.

À suivre dans 2 semaines : L’intimité : ouverture ou frontière du travail de l’anthropologue?

 


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Commentaires

Une réponse à “Être anthropologue : partie 2 (Le terrain ou apprendre par contraste)”

  1. Avatar de Careerist_2022

    81 L’insertion du chercheur dans une societe ne se fait jamais avec la societe dans son ensemble, mais a travers des groupes particuliers. Il s’insere dans certains reseaux et pas dans d’autres. Ce biais est redoutable autant qu’inevitable. Le chercheur peut toujours etre assimile, souvent malgre lui, mais parfois avec sa complicite, a une « clique » ou une « faction » locale, ce qui offre un double inconvenient. D’un cote il risque de se faire trop l’echo de sa « clique » adoptive et d’en reprendre les points de vue. De l’autre, il risque de se voir fermer les portes des autres « cliques » locales. L’« enclicage », par choix de l’anthropologue, par inadvertance de sa part, ou par strategie de la clique en question, est surement un des principaux problemes de la recherche de terrain. Le fait meme que dans un espace social donne les acteurs locaux soient largement relies entre eux sous forme de reseaux rend l’anthropologue de terrain necessairement tributaire de ces reseaux pour produire ses donnees. Il devient facilement captif de tel ou tel d’entre eux. Le recours a un interprete, qui est toujours aussi un « informateur privilegie », introduit des formes particulieres d’« enclicage » : le chercheur depend alors des propres affinites et hostilites de son interprete, comme des appartenances ou des ostracismes auquel le voue le statut de ce dernier 57 . 82 Le monopole qu’exerce souvent un chercheur sur les donnees qu’il a produites, voire sur la population ou il a travaille, est incontestablement un probleme methodologique propre aux enquetes de terrain. La possibilite qu’ont les historiens d’acceder aux sources de leurs collegues et de revisiter sans cesse les donnees primaires contraste avec la solitude souvent jalouse et deliberee de l’ethnologue. Comment operer une critique des sources ou ce qui pourrait en tenir lieu ?

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